Par Andrei Grozine, chef du département Asie centrale et Kazakhstan de l'Institut des pays de la CEI, pour RIA Novosti (23/ 04/ 2009)
La sonnette d'alarme vient de retentir pour Gazprom: d'importantes ressources pétrolières et gazières du Kazakhstan sont passées sous le contrôle de compagnies publiques chinoises. Pékin accorde un crédit de 10 milliards de dollars à Astana (capitale du Kazakhstan), en échange d'une participation à d'importants projets énergétiques et d'infrastructure dans ce pays. La CNPC chinoise (China National Petroleum Corporation) prévoit d'acheter la moitié de la compagnie Manguistaoumounaïgaz au monopole gazier kazakh Kazmounaïgaz. Poursuivant son expansion pétrolière et gazière, la Chine atteint ainsi directement le littoral de la Caspienne qui, comme on le sait, fait partie de la zone des intérêts nationaux et géostratégiques de la Russie.
La politique d'Astana penche ces derniers temps en faveur d'une extension de la présence de la Chine dans l'économie kazakhe. Un tiers du pétrole produit au Kazakhstan, soit plus de 20 millions de tonnes par an, appartient déjà aux compagnies chinoises. Cela fait visiblement l'affaire des autorités du Kazakhstan, sa coopération avec l'"Empire céleste" lui permettant de diminuer sa dépendance, que ce soit vis-à-vis des compagnies occidentales, en ce qui concerne les conditions d'investissement, ou de l'influence de la Russie sur le transit des combustibles vers les marchés mondiaux.
Cependant, il ne faut pas oublier que la coopération économique de Pékin avec les pays étrangers (y compris le Kazakhstan) vise uniquement à atteindre les objectifs du développement de l'économie chinoise. La somme de 10 milliards de dollars est insignifiante pour la Chine, compte tenu de ses réserves, qui avoisinent les 2.000 milliards de dollars. Le problème qui préoccupe aujourd'hui Pékin est plutôt de savoir où investir avantageusement cet argent. Dans le même temps, avec ces nouveaux accords sino-kazakhs, la Chine accède à des ressources très importantes. Manguistaoumounaïgaz possède 36 gisements, dont 15 sont en exploitation. Selon les estimations des experts, les ressources de pétrole dont dispose cette compagnie kazakhe se montent, au total, à 1,32 milliard de barils, ce qui représente, en prix actuels, environ 65 milliards de dollars. Par conséquent, la CNPC recevra environ 16,3 milliards de dollars.
L'acquisition des actifs de Manguistaoumounaïgaz par la CNPC va renforcer les positions chinoises et affaiblir celles de la Russie et de l'Occident dans le secteur énergétique kazakh. La Chine devient non seulement un acteur majeur sur le marché régional, mais aussi le détenteur d'importantes ressources lui permettant de rectifier en sa faveur la stratégie pétrolière du Kazakhstan.
Il faut que la Russie réfléchisse très sérieusement à ce tournant dans la politique multivectorielle de son allié stratégique.
Les événements de ces dernières semaines témoignent, globalement, d'une nouvelle escalade de la lutte mondiale pour l'héritage énergétique postsoviétique. Par exemple, la polémique qui se poursuit entre le Turkménistan et la Russie au sujet de l'explosion de gaz sur le gazoduc Asie centrale-Centre montre que le rapport des forces géopolitiques dans la lutte pour les ressources énergétiques du bassin de la Caspienne subit des changements qui ne sont certainement pas en faveur de la Russie.
Il est parfaitement évident que cet accident est le résultat du mauvais entretien du gazoduc et de réparations mal faites. De telles explosions se produisent au Turkménistan à peu près une fois par semestre, sans être abondamment commentées. Le gouvernement turkmène est tristement connu pour négliger l'entretien des gazoducs. Il n'est pas exclu qu'il soit le principal responsable de ce qui est arrivé.
Cependant, les dirigeants turkmènes ont politisé à l'extrême ce banal incident technique. Achkhabad (capitale du Turkménistan) n'en démord pas: il s'agit, selon lui, d'un acte de sabotage perpétré par la Russie.
Ces accusations s'expliquent par la lutte invisible qui se mène pour les prix du gaz exporté. Le Turkménistan craint de perdre le niveau de prix sur lequel il s'est entendu avec la Russie en 2008. Le prix payé par Gazprom pour le gaz turkmène se fonde depuis plusieurs mois sur la formule des évaluations adoptées sur le marché européen. Les volumes des livraisons de gaz dépassant considérablement, dans les conditions de la récession globale, ceux de la consommation, Achkhabad doit se préparer à une réduction substantielle de ses exportations. A l'été ou à l'automne 2009, les prix commenceront à baisser sensiblement. Et Gazprom ne sera plus disposé à payer le prix fort pour ce combustible, comme il le faisait auparavant.
Le consortium russe se heurte visiblement à des problèmes de plus en plus difficiles. Il a accumulé de gros excédents de gaz: en 2008, les réserves de la compagnie se sont accrues de 11%. La demande continuant à diminuer, ses excédents de gaz vont augmenter cette année à un rythme rapide.
Pour toute une série de raisons, l'arrêt des livraisons en provenance du Turkménistan est actuellement avantageux pour Gazprom. Cela lui permet de réduire le volume de ses réserves disponibles et d'économiser un peu. Selon les experts, durant le premier trimestre de cette année, le gaz turkmène était vendu à Gazprom, à la frontière avec l'Ouzbékistan, 310 à 315 dollars les 1.000 mètres cubes.
Les dirigeants turkmènes veulent fixer un prix qui accroîtrait au maximum leurs chances de réaliser des bénéfices. Mais Gazprom ne se presse pas, compte tenu des prévisions de baisse prochaine des prix. Ses responsables ont peur de conclure une nouvelle transaction désavantageuse qui conduirait, au final, à des pertes. La position de la compagnie repose sur une certitude: le Turkménistan n'a pas aujourd'hui d'autre choix que la Russie pour ses exportations.
Et pourtant, Le président Gourbangouly Berdymoukhammedov a reçu récemment à Achkhabad une délégation du consortium allemand RWE, qui participe au projet de gazoduc Nabucco. A l'issue de la rencontre, le président de l'Agence nationale de gestion des ressources d'hydrocarbures, Iachgueldy Kakaïev, et le directeur général de la compagnie allemande, Jürgen Grossmann, ont signé un mémorandum de coopération à long terme. Bien qu'un mémorandum ne soit pas un accord ni, a fortiori, un contrat, ces négociations entre Européens et Turkmènes marquent une nouvelle étape pour les dirigeants d'Achkhabad. Gourbangouly Berdymoukhammedov manifeste clairement sa volonté de rechercher d'autres acheteurs pour ses hydrocarbures.
Si le contentieux entre le Turkménistan et la Russie devait se prolonger, Achkhabad pourrait exprimer le désir de s'engager à exporter de grandes quantités de gaz par le gazoduc Transcaspien (TKT), dont l'idée de la construction est soutenue ardemment par les Etats-Unis.
Pour l'instant, le calme avec lequel Moscou observe la réaction émotionnelle turkmène témoigne de sa foi inébranlable dans les atouts russes, atouts que rien n'est censé abattre. Mais il vaudrait bien mieux que cette foi ne soit pas fondée sur des raisonnements abstraits. D'autant que les dirigeants du monopole gazier russe, qui ont mal apprécié les tendances du marché mondial et la dynamique des prix des matières énergétiques, ont déjà "fait une gaffe". Ils tentent maintenant de redresser la situation en faisant passer leurs relations avec Achkhabad, fixées par un contrat, dans la catégorie des circonstances de force majeure.
Ne ressort-il pas de tout cela qu'en mettant l'accent sur l'orientation exclusive de leur société vers l'Europe, les dirigeants de Gazprom ne renforcent pas l'influence de la Russie en Asie centrale, et qu'en se concentrant sur des objectifs tactiques, ils laissent échapper, pour ne pas dire plus, les intérêts stratégiques de la Russie dans cette région d'une importance cruciale?
Les revenus assurés par le contrat conclu avec le consortium russe sont aujourd'hui la seule source importante de rentrées du budget turkmène. Achkhabad a beau se vanter de pouvoir "supporter le blocus gazier russe", ce n'est que du verbiage. Achkhabad n'a personne à qui vendre son gaz. Or, sans les recettes provenant de son exportation, le budget du pays ne sera pratiquement plus alimenté.
Outre la pénurie financière qui peut affecter les dirigeants turkmènes en cas d'arrêt prolongé des achats de gaz par Gazprom, d'autres facteurs jouent également en faveur de la position russe.
Premièrement, le Turkménistan ne dispose pas d'infrastructure pour acheminer le gaz des gisements de l'Est du pays jusqu'au littoral de la Caspienne.
Deuxièmement, l'absence de règlement du problème du statut de la Caspienne est un obstacle à la construction du TKT. La situation est si complexe, autour de cette question, que des conflits armés locaux ont failli éclater. Qui plus est, la flottille militaire russe de la Caspienne surpasse, en puissance, les forces réunies des autres pays du bassin.
Troisièmement, le TKT ne peut avoir de débouché que par le territoire de l'Azerbaïdjan. Or, les rapports entre Bakou et Moscou se sont considérablement réchauffés ces derniers temps: le président russe Dmitri Medvedev s'est entretenu avec son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliev des perspectives de vente du gaz du gisement de Shah Deniz-2 à des compagnies russes.
Si Moscou jugeait nécessaire d'employer un large éventail d'instruments en vue d'influer sur le Turkménistan, l'"image politique" de cet Etat pourrait changer brusquement. La question est de savoir si Moscou a besoin de prendre des mesures extrêmes pour défendre les intérêts particuliers d'une structure certes puissante, mais tout de même commerciale. Dont environ un quart des actifs, soit dit en passant, n'appartient pas à la Russie.
De brusques perturbations au Turkménistan risqueraient d'entraîner un glissement vers l'instabilité de l'Asie centrale dans son ensemble. Dans ce cas, le total des avantages éventuels serait bien inférieur à celui des inconvénients. Conscients de cela, les dirigeants russes marquent leur volonté de trouver, exclusivement sur la base d'un compromis, une issue à cette situation embarrassante engendrée par les intérêts divergents d'Achkhabad et de Gazprom.
Le premier ministre Vladimir Poutine a demandé au vice-premier ministre Igor Setchine, en charge du complexe russe combustibles-énergie, et au président du directoire de Gazprom, Alexeï Miller, d'"entretenir des contacts étroits et de concerter toutes les actions avec nos partenaires stratégiques, en premier lieu ceux d'Asie centrale". Les prochaines négociations avec les partenaires turkmènes sont prévues pour les 23 et 24 avril dans le cadre d'une grande conférence sur la sécurité énergétique, qui se tiendra à Achkhabad. Ces négociations, à l'évidence, ne s'annoncent pas faciles.
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