Par Dmitri Evlachkov, RIA Novosti le 17 avril 2009
Le problème du gaz naturel et de l'eau en Asie centrale est évoqué ces jours derniers avec beaucoup d'insistance, et ce au plus haut niveau. La bataille globale pour les ressources de cette région richissime prend de l'ampleur.
Plusieurs rencontres significatives ont eu lieu la semaine dernière dans les capitales des Etats d'Asie centrale. Le président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, a reçu à Astana le patron de Gazprom, Alexeï Miller. Selon des sources gouvernementales, les deux hommes ont examiné la coopération russo-kazakhe dans le secteur gazier, et plus précisément les perspectives du doublement de la capacité de transport prévue du gazoduc de la mer Caspienne. Il a également été question de l'achat de gaz kazakh par la Russie et de la création d'une coentreprise afin de mettre en valeur conjointement des gisements de gaz prometteurs. Le premier ministre kazakh, Karim Maximov, s'est rendu quant à lui à Tachkent pour rencontrer le président ouzbek, Islam Karimov. Derrière la formule protocolaire "les deux parties ont procédé à un échange de vues sur �", transparaît clairement la priorité accordée à la coopération bilatérale dans la production gazière.
C'est peut-être un hasard, mais une explosion s'est produite récemment sur un tronçon du gazoduc Asie Centrale-Russie centrale, à la veille d'une réunion du Conseil des ministres des Affaires étrangères des pays de la CEI (Communauté des Etats indépendants), qui s'est tenue à Achkhabad. Cet incident a failli saper les rapports russo-turkmènes et a servi de prétexte au président turkmène Gourbangouly Berdymoukhammedov pour formuler des accusations contre une filiale de Gazprom.
Le réseau de gazoducs du Turkménistan "lâche" périodiquement, en moyenne deux fois par an. La Russie est accusée d'être à l'origine de ces pannes. Il est à noter que le Turkménistan essaie de politiser ce problème, qui revêt un caractère purement économique, intérieur à ce pays, et de justifier le fait qu'il élude, depuis des années, la question de la modernisation de ses infrastructures héritées de l'URSS.
Il en va de même, au demeurant, pour les autres anciennes républiques soviétiques. Au plus fort de la crise, les nouveaux Etats indépendants d'Asie centrale ont tendance, dans leur quasi-totalité, à rendre la Russie responsable de leurs déboires intérieurs. Ce faisant, ils mettent en avant des problèmes pourtant purement intérieurs, dans l'espoir d'un marchandage politique ou économique avec la Russie.
Ces derniers temps, c'est le Tadjikistan qui se distingue à cet égard. Dans les colonnes de la presse locale, reviennent régulièrement des accusations contre la Russie: par exemple, Moscou a octroyé de l'argent aux Kirghiz pour construire de nouvelles centrales hydroélectriques, mais n'a rien donné aux Tadjiks. Rappelons tout de même que la Russie a décidé d'accorder 1,7 milliard de dollars au Kirghizstan pour l'édification de la grande centrale hydroélectrique de Kambaratin, sur le cours supérieur du Syr Daria. La première tranche de cette somme arrivera à Bichkek dans les prochains mois. Douchanbé (capitale du Tadjikistan) attendait également un pareil geste de Moscou. Mais la crise a brouillé les cartes. A présent, le président tadjik Emomali Rakhmon mène des pourparlers avec l'Union européenne dans l'espoir de s'assurer de son soutien financier. Et il fait également des avances à Washington.
On est en présence de toute la malice orientale: la mise en service de la première turbine de la centrale hydroélectrique de Sangtouda, construite avec l'assistance de la Russie, est prévue au Tadjikistan pour le mois de mai, en présence des présidents Emomali Rakhmon et Dmitri Medvedev. Cependant, l'indépendance énergétique du Kirghizstan et du Tadjikistan déplaît aux autorités des Etats situés le long des cours inférieurs des fleuves transfrontaliers: elles y voient une menace pour les intérêts de leurs compagnies privées. Il n'est pas fortuit que des entretiens téléphoniques tripartites entre les dirigeants du Kazakhstan, de l'Ouzbékistan et du Turkménistan aient eu lieu récemment. Ils avaient pour but d'élaborer une position commune face aux ambitions hydroénergétiques de Bichkek (Kirghizstan) et Douchanbé (Tadjikistan).
Tout cela se fait sous le prétexte de "sauver l'Aral". Ainsi, un sommet des chefs d'Etat des pays membres de la Fondation internationale pour la protection de la mer d'Aral sera convoqué fin avril à Alma-Ata. Tachkent, Astana et Achkhabad pourraient y constituer un front uni pour contrecarrer les ambitions du Tadjikistan et du Kirghizstan de développer leur propre réseau de centrales hydroélectriques.
"Il s'agit d'une substitution de notions, propre à la "diplomatie centrasiatique contemporaine de l'énergie et de l'eau", a déclaré à RIA Novosti, le chef du département Asie centrale et Kazakhstan de l'Institut des pays de la CEI, Andreï Grozine. Prenons le problème de la mer d'Aral. L'Ouzbékistan est, pour beaucoup, responsable de l'apparition de ce problème. A l'époque soviétique, des millions d'hectares de terres arides de la steppe de la Faim avaient été irrigués dans cette république pour y assurer des récoltes "inouïes" de coton. Au bout du compte, les eaux de l'Amou Daria et du Syr Daria, des fleuves qui prennent leur source dans les montagnes du Tadjikistan et du Kirghizstan, ont diminué au point de disparaître, littéralement, dans le sable".
Dans le même temps, le système d'irrigation de l'Ouzbékistan est demeuré pratiquement inchangé depuis l'époque soviétique. Il est usé jusqu'à la corde, et sa modernisation nécessiterait d'énormes investissements.
"Tous les spécialistes savent pertinemment que le système d'utilisation de l'eau en Ouzbékistan est un des plus barbares qui soient au monde, poursuit Andreï Grozine. Il est difficile de trouver des régions du globe où l'on puisse voir quelque chose de semblable. La manière dont les Ouzbeks dépensent l'eau d'irrigation relève du pur gaspillage".
L'Asie centrale connaît actuellement un pic climatique de sécheresse. D'après les prévisions des spécialistes, cette période peut durer encore trois à cinq ans. Les réserves d'eau douce dans les réservoirs stratégiques du Kirghizstan et du Tadjikistan ne cessent de baisser. Ainsi, l'arrivée de l'eau dans le réservoir de Toktogoul a diminué de 18% par rapport au niveau de l'année dernière. Le manque catastrophique d'eau dans un proche avenir se répercutera négativement sur les rapports de Bichkek et Douchanbé avec leurs voisins. Pourtant, ils devront construire de nouvelles centrales hydroélectriques: compte tenu du manque d'énergie, c'est la seule issue pour le Kirghizstan et le Tadjikistan. C'est dans ce contexte que l'Europe unie verse de l'huile sur le feu. Pierre Morel, le représentant spécial de l'Union européenne pour les pays d'Asie centrale, a récemment déclaré à Douchanbé que les Etats de la région devraient renoncer à la construction de nouvelles centrales hydroélectriques.
Dans le nouveau contexte, il faut s'abstenir de construire d'énormes barrages, comme cela a été fait à l'époque soviétique, car ils sont très dangereux pour l'environnement, a déclaré Pierre Morel. Pour satisfaire les besoins en énergie des Etats de la région, il faut, a-t-il dit, construire de petites centrales hydroélectriques, qui demandent moins d'investissements et dont la construction est bien plus rapide.
"Depuis un an et demi ou deux, nos amis européens s'emploient activement à engager un dialogue sur l'eau en Asie centrale et se présentent comme un arbitre possible, un arbitre, affirment-ils, totalement désintéressé et impartial, ajoute Andreï Grozine, commentant les propos du diplomate européen. Cette aspiration à jouer le rôle d'arbitre est louable. Cependant, l'expérience de répartition de l'eau et de concertation des problèmes hydriques inspirée des fleuves transfrontaliers d'Europe ne convient pas, à mon avis, à l'Asie centrale. Le Danube est une chose, l'Amou Daria et le Syr Daria en sont une autre. Il est impossible d'appliquer aux deux grands fleuves d'Asie centrale la législation régissant les problèmes des fleuves transfrontaliers, ne serait-ce que parce qu'ils prennent leur source sur le territoire du Tadjikistan et du Kirghizstan. Formellement, aussi bien Bichkek que Douchanbé ont le droit de construire sur ces fleuves tout ce qu'ils jugent nécessaire".
Mais si l'on s'en tient à cette approche, des conflits très graves risquent d'éclater dans cette région importante. Les Etats d'Asie centrale ont beau déclarer qu'ils sont capables de résoudre eux-mêmes ces problèmes pressants, le fait est que depuis leur accession à l'indépendance, ils n'ont pu se rapprocher de la création d'un régime commun d'utilisation de l'eau. L'égoïsme national l'emporte sur les considérations de rationalité économique et de sécurité régionale. On connaît les résultats: deux fois par an - au printemps et à l'automne - des "guerres de l'eau", pour l'instant virtuelles, éclatent dans la région. Dans les conditions de la crise économique et du déficit énergétique global, elles ne peuvent que s'aggraver.
Le règlement radical, fondamental, des problèmes énergétiques et hydriques de la région est nécessaire pour empêcher que la situation ne dégénère. "Dans ce contexte de crise profonde du système énergétique des pays d'Asie centrale, ceux-ci devraient s'unir et élaborer un plan d'investissement commun pour rétablir les systèmes énergétiques de la région, en recourant au maximum aux ressources financières et techniques de la Russie", estime Aza Migranian, un docteur en économie de Bichkek.
Une nouvelle tentative d'union en vue d'assurer la sécurité énergétique commune aura probablement lieu fin avril à Achkhabad, où le président turkmène Gourbangouly Berdymoukhammedov a convoqué une grande conférence internationale sur ces problèmes.
Le processus d'utilisation commune de l'eau en Asie centrale, de même que le règlement des problèmes de la sécurité énergétique régionale nécessitent un financement venant de l'extérieur. Qui l'assurera: l'ONU, l'UE, la Russie? Cela dépendra de la conjoncture politique.
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