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lundi 5 juillet 2010

Les paysans-soldats des frontières chinoises


Une unité de cavalerie chinoise lors d'un exercice antiterroriste
près de la ville de Yining, frontalière du Kazakhstan, en 2006.
Crédits photo : AP

Ils s'entraînent quand le travail n'est pas intense dans les champs, entre 15 jours et jusqu'à un mois par an. Grâce à eux, un développement considérable a été accompli. Mais au Xinjiang, les Ouïgours, s'estiment exclus de ce mouvement, qu'ils vivent comme une «colonisation intérieure».

La pelle et le fusil. Il est encore des lieux où cette imagerie révolutionnaire a un sens, et une réalité. Dans cette Chine des confins qu'est le Xinjiang, d'étonnantes institutions mi-civiles mi-militaires ont survécu au grand chambardement des réformes. Le Bingtuan reste un étrange corps de paysans-soldats, héritage des années 1950, qui gère l'existence de 2,8 millions de personnes.

Adossée à la frontière avec le Kazakhstan, la «Base 62» est l'un de ces postes avancés de la croissance chinoise. Autrefois appelée «Base agricole Orient rouge», elle regroupe 20.000 hommes. Elle fait partie de la «4ème division» du Bingtuan et est composée à 82% de Hans, la principale ethnie chinoise. L'unité est implantée dans la région de Yili, à forte minorité kazakhe mais qui compte aussi des communautés ouïgoure, mongole, hui, tadjike. «Au départ, notre mission principale était de défendre les frontières, explique Wei Xing­ping, patron de la base, mais aujourd'hui, c'est l'économie!» Il est en civil, mais son uniforme est accroché à une patère derrière son bureau. Au mur, un portrait de Deng Xiaoping veille sur une citation : «Le moteur, c'est le développement.»

Cotées à la Bourse de Shanghaï

La «Brigade N°4» est une des unités de la base. Si elle se consacre essentiellement à la culture du coton, 260 de ses 700 hommes sont des «Mingbing», des «ouvriers-soldats». «Ils s'entraînent quand le travail n'est pas intense dans les champs, explique le chef de la brigade, Li Jiang, soit au minimum quinze jours et jusqu'à un mois par an. Et on peut les mobiliser en cas de menace.» Paysan originaire du Henan, Wang Xinge est l'un de ces soldats du dimanche. «C'est normal puisqu'on vit sur la frontière et qu'on est en bonne santé en travaillant dans les champs, dit-il. On touche 10 yuans ( 1,20 euro) de plus par jour d'entraînement.» Il a été mobilisé en juillet dernier, lors des émeutes d'Urumqi. «Certains sont restés ici, pour empêcher l'entrée d'éléments hostiles, d'autres ont été envoyés à la ville, à Yining.»

Enrôlée dans le «Grand Jeu» entre Anglais et Russes à la fin du XIXe siècle, la ville de Yining a longtemps hébergé un consulat russe. Aujourd'hui, l'heure est au développement du commerce avec le Kazakhstan voisin. À une heure de route, en face du poste frontière de Huerguosi, d'immenses bâtiments commerciaux achèvent de pousser. La décision vient d'être prise de faire ici une «zone économique spéciale». Commandant de la «4e Division», Li Bin a sous sa houlette des entreprises d'import-export et de transport. Certaines sociétés du Bingtuan, malgré leurs gènes militaires, sont aujourd'hui cotées à la Bourse de Shanghaï. C'est ici le cas de Yili Te, une société qui fabrique le fameux baijiu, l'alcool blanc national. Li Bin explique aussi que «de nouvelles routes et une voie ferrée sont en construction pour desservir la frontière».

Larges avenues

De fait, tout au long des sept heures de route qui permettent de redescendre vers la plaine de Shihezi, à travers un superbe paysage alpin, le génie chinois s'active à construire de gigantesques ponts et tunnels. Shihezi est la ville pionnière du Bingtuan. Ici, il y a soixante ans, il n'y avait rien, que la steppe herbue et de la pierraille chahutée par le vent. Aujourd'hui, les avenues y sont plus larges que celle qui passe devant Tiananmen à Pékin. La ville est han à 94,5%. Elle a le label de «base de tourisme rouge» et un musée rappelle les temps pionniers. Dès 1949, les troupes stationnées au Xinjiang ont été affectées à des missions de développement. Et en 1954, des dizaines de milliers de soldats ont reçu l'ordre de se démobiliser sur place, pour fonder un «Corps d'armée de production et de construction». Dissous en 1975, il a été rétabli par Deng Xiaoping en 1981. Le Bingtuan, qui dépend directement du gouvernement central, a encore aujourd'hui ses propres tribunaux, ses propres forces de police.

3 femmes pour 3 000 hommes

Adorable vieux monsieur de 80 ans, Lu Zhengou est arrivé ici en 1950, à l'âge de 20 ans, dans les colonnes de la «Division Sud» de l'APL. Ce membre de la minorité Zhuang, de la région sudiste du Guangxi, évoque des temps d'une extrême rudesse, où l'on fabriquait ses propres vêtements et habitait dans de petites maisons souterraines. «Au début, il n'y avait que 3 femmes pour 3 000 hommes, s'amuse-t-il, alors, à partir de 1952, le général a fait venir des centaines de filles de toute la Chine.» Lu Zhengou est tombé amoureux d'une belle soldate du Shandong. Leurs enfants ont fait leur vie au Xinjiang. «Au début, c'est parce que nous n'avions pas les moyens de rentrer qu'on est restés. Puis, ici, c'est devenu notre deuxième terre natale, raconte-t-il, et aujourd'hui, on y vit mieux que dans nos provinces d'origine.»

Son histoire est le symbole de tous les malentendus qui affectent le Xinjiang. Indéniablement, Lu Zhengou et ses frères d'armes ont accompli ici un travail de développement colossal. Et il se sent chez lui sur cette terre qu'il a transformée, apprivoisée. Les Ouïgours, eux, s'estiment exclus de ce mouvement, qu'ils vivent comme une «colonisation intérieure». Ils représentaient 79% de la population du Xinjiang en 1949, contre moins de 46% aujourd'hui. Derrière ces deux logiques, c'est toute l'ambiguïté de la politique de Pékin qui se profile. Avec le pari d'une dissolution du sentiment national ouïgour dans la prospérité et la masse.

Publié sur www.lefigaro.fr le 5 juillet 2010

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