Sur l'échiquier du « grand jeu », Moscou avance ses pions, un à un, lentement mais sûrement. Après un coup particulièrement spectaculaire, la diplomatie russe, emmenée par M. Vladimir Poutine, est en train de mettre la dernière main à ce qu'il faut bien appeler le verrouillage des voies d'approvisionnement – au Nord comme au Sud – du pétrole et du gaz russes vers l'Europe. La Russie renforce ses têtes de pont en Europe. Les gesticulations désespérées de M. José Barroso, le président de la Commission européenne, en Azerbaïdjan et au Turkménistan, en janvier 2011, pour alimenter le projet Nabucco, risquent bien de ne servir à rien…
Deux informations publiées au mois de décembre 2010 et passées relativement inaperçues risquent de changer radicalement la géographie européenne des approvisionnements en gaz et en pétrole. Tout d'abord, l'accord tant attendu sur le renforcement de l'oléoduc Caspienne-Novorossiisk a enfin été signé entre Moscou et le Caspian Pipeline Consortium (CPC) [1]. En second lieu, la Russie et la Turquie ont signé un protocole prévoyant la construction d'un oléoduc entre Samsun et Ceyhan par un consortium turco-italo-russe [2]. Ces deux événements distincts sont-ils toutefois sans rapport ?
Des projets concurrents
Le CPC achemine le pétrole depuis Tenguiz au Kazakhstan jusqu'à la mer Noire. Le gigantesque champ pétrolifère voisin de Kashagan ne sera mis en exploitation au mieux qu'en 2014 ou 2015 : une partie de la production sera aussi destinée au CPC. Moscou, qui n'a jamais beaucoup aimé voir les champs kazakhs gérés par des compagnies étrangères, a ralenti, sinon gelé le renforcement du CPC (de 28 à 68 millions de tonnes par an) au cours des cinq dernières années, exactement comme ils avaient à l'époque retardé la construction de la première phase de cet oléoduc. Le prix du transit est d'ailleurs exorbitant [3].
Par ailleurs, le vice-premier ministre russe, Igor Sechin, et les dirigeants de Transneft, avaient forcé la main de la compagnie pétrolière Chevron, principal exploitant de Tenguiz, en lui soutirant la promesse de faire transiter ses pétroliers par la voie maritime Novorossiisk-Bourgas, sur la côte bulgare, d'où un oléoduc devait rejoindre le port égéen d'Alexandroúpoli en Grèce. En échange de cette concession, Moscou devait autoriser le renforcement du CPC (en fait, un peu plus que le doublement de sa capacité actuelle). L'oléoduc Bourgas-Alexandroúpoli devait être contrôlé a 51% par trois compagnies russes, à savoir Transneft, Rosneft et Lukoil.
Mais en 2010, le nouveau premier ministre bulgare Boyko Borisov, élu en juillet 2009, a préféré renoncer à ce projet qui présentait un trop grand risque de pollution des magnifiques plages du sud de la Bulgarie, et aurait mis en péril une activité touristique très lucrative, bien plus importante pour le pays que les « petits 36 millions d'euros annuels » qu'aurait rapporté le transit des hydrocarbures. Le gouvernement communiste précédent était beaucoup plus malléable…
Il existe en fait une alternative plus simple. Les pétroliers qui chargent à Novorossiisk peuvent aisément rejoindre la mer Egée par les détroits turcs du Bosphore et des Dardanelles. Mais Ankara a limité la taille des cargos autorisés à passer « au beau milieu d'Istanbul » et imposé une distance de sécurité, forçant les bateaux à faire une interminable queue à l'approche du détroit. Les négociateurs russes, loin de cacher leur irritation, ont dénoncé ces règlements et accusé la Turquie de violer le traité de Montreux qui garantit la liberté de passage au trafic civil. Mais l'intensification de la circulation des pétroliers dans ce détroit – un des plus fréquentés au monde – représente un risque que les autorités turques ne sont pas prêtes à prendre.
En 2009, M. Poutine et M. Erdogan ont signé un accord important, puisqu'il permettait enfin à Gazprom d'utiliser le plateau continental turc pour faire passer le gazoduc Southstream et contourner ainsi le territoire ukrainien. En échange, Poutine acceptait la proposition d'Ankara de faire transiter le pétrole russe par l'oléoduc Samsun-Ceyhan (dont la capacité doit être de 75 millions de tonnes par an) afin qu'il soit évacué par la Méditerranée, et renoncer ainsi à augmenter le trafic par la voie maritime des détroits.
M. Igor Sechin, farouchement opposé à cette alternative « transturque », et soutenant qu'elle représentait une aberration économique, a bruyamment protesté à Ankara, auprès des autorités turques, allant jusqu'à dénoncer son propre gouvernement lors d'une mémorable conférence de presse ! Cet oléoduc sera le deuxième grand projet à traverser le territoire turc après le Bakou-Tbilissi-Ceyhan (d'une capacité de 50 millions de tonnes par an). Tout semble indiquer que Gazprom – et son directeur général Alexei Miller – aient marqué des points aux dépens de M. Sechin. Les deux hommes sont à couteaux tirés.
Les plus cyniques des observateurs ont essayé de faire valoir que le gazoduc Southstream était une invention russe uniquement destinée à contrecarrer le fantomatique projet Nabucco (aussi appelé le « gazoduc sans gaz… »). Ces nouveaux accords russo-turcs affaiblissent considérablement la position de l'Union européenne et de l'Ukraine, dont le nouveau et très pro-russe président, M. Viktor Ianoukovitch, n'a pas beaucoup apprécié l'attitude inamicale de Moscou.
Il est vrai que, malgré le rapprochement russo-ukrainien depuis les élections de 2010, Kiev a de son côté freiné la constitution d'une alliance entre Ukrneftegaz et Gazprom. Les relations entre ces deux anciennes républiques soviétiques ne sont pas aussi idylliques qu'il n'y paraît. Et malgré les garanties données par Kiev sur la sécurité des flux à travers le pays, Gazprom et le gouvernement russe continuent de signer des accords avec les pays du sud-est européen au plus grand bénéfice du gazoduc Southstream.
Il semble désormais que le Kremlin ait abandonné le projet Bourgas-Alexandroúpoli au profit du tube Samsun-Ceyhan. Ces nouveaux développements sonnent comme un avertissement russe à l'Europe, l'invitant désormais à ne plus penser Southstream comme à un bluff géant, mais comme à un vrai projet, qui, toutefois, devra trouver les investisseurs capables de mettre sur la table au moins 20 milliards de dollars [4].
Notes
[1] Christopher E. Smith, « CPC pipeline to nearly double capacity to 1.4 million b/d », Penn Energy, Houston (Texas), 15 décembre 2010.
[2] Ercan Ersoy, « Calik, ENI, Russian Firms Will Build Turkish Pipeline in 2011 », Bloomberg Businessweek, 15 décembre 2010.
[3] Rafael Kandiyoti, Pipelines : Oil Flows and Crude Politics, IB Tauris, London, 2008.
[4] Kerin Hope et Theodor Troev, « Bulgaria to pull out of oil pipeline project », Financial Times, 6 juillet 2010.
Par Rafael Kandiyoti, professeur à l'Imperial College de Londres.
Publié sur http://blog.mondediplo.net le 19 janvier 2010
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