Deux années après les émeutes sanglantes de juillet 2009, la grande province de l'extrême ouest chinois revient sur le devant de la scène sur fond de tensions interethniques aggravées par le sentiment d'une irrépressible fracture culturelle et la crainte d'un dérapage irrédentiste attisé par l'Islam radical.
Comme en juillet 2009, les informations sur les causes directes des heurts sont imprécises. Mais alors qu'il y a deux années les circonstances des émeutes avaient été assez bien documentées, cette fois elles restent floues et les versions divergent selon les sources.
Versions divergentes.
Selon la police de Hotan, localité située à 900 km au sud-ouest d'Urumqi et à quelques 120 km au nord de la province contestée de l'Aksaï Chin, le 19 juillet dernier, 14 « voyous » de l'ethnie Ouïghour, qui faisaient partie d'un groupe de 18 assaillants d'un poste de police du district, ont été tués au cours de la riposte des forces de l'ordre, et après qu'un garde de sécurité ait été poignardé par les assaillants à l'entrée du poste.
Mais le Congrès Mondial des Ouïghours fondé en 2004 à Munich et dirigé depuis 2006 par Rebiya Kadeer riche femme d'affaires Ouïghour et ancienne membre de l'ANP, aujourd'hui en exil aux Etats-Unis, conteste cette version.
S'appuyant sur des témoignages de la population locale, il indique que les échanges de coups de feu mortels ne se seraient pas déroulés au poste de police, mais au bazar de Hotan tout proche, où une centaine de manifestants ouïghours protestaient contre les descentes de police et les arrestations indiscriminées menées dans la zone par les forces de l'ordre depuis le début du mois de juillet.
Les mêmes sources affirment qu'au moins 20 manifestants auraient été tués et que 12 autres, parmi lesquelles une enfant de 11 ans, seraient hospitalisés. 70 autres manifestants auraient été arrêtés. Depuis, la police aurait fermé les accès à la ville de Hotan, tandis que la navigation internet sur le sujet est bloquée en Chine.
Une tendance au maquillage.
Ce n'est pas la première fois que la version officielle diverge radicalement des témoignages locaux indépendants. Sans compter que les explications autorisées peuvent elles-mêmes proposer des « variantes ». En 2008, dans région de Kashgar, quelques jours avant les JO, 16 policiers avaient été assassinés au cours d'une séance de jogging. A cette occasion Xinhua avait fourni deux explications nettement divergentes. Dans la version chinoise il s'agissait d'un crime de droit commun perpétré par 2 Ouïghours ayant précipité un camion piégé sur le groupe de policiers.
Mais dans sa variante anglaise, l'agence officielle attribuait l'affaire au terrorisme international et à la mouvance de l'ETIM (East Turkestan Independance Mouvement), que la Chine et Washington relient à Al Qaida, depuis que les forces spéciales américaines avaient débusqué une vingtaine de Ouïghours en Afghanistan. Le lien était attesté par des recoupements sur le type d'explosif utilisé, « très similaire » à celui découvert dans un camp d'entraînement terroriste en janvier 2007, sur le plateau du Pamir, près de la frontière du Pakistan, au sud de Kashgar.
En septembre 2008, le New-York Times jetait cependant une ombre sur les deux versions autorisées en citant, photos à l'appui, les témoignages de 3 touristes ayant observé la scène depuis leur hôtel. Il n'y aurait eu aucune explosion. Mais seulement une confuse bataille devant une caserne de la Police Armée Populaire entre des policiers et des paramilitaires « brandissant des machettes », autour d'un camion encastré dans un poteau électrique.
L'incident n'aurait duré que quelques minutes. Après quoi le camion avait disparu, tandis que la rue avait été rapidement débarrassée des cadavres emmenés dans des housses blanches, au point que, « si ce n'était le poteau tordu par le choc du camion, on aurait pu croire qu'il ne s'était rien passé ».
La province quadrillée par les forces de l'ordre.
L'incident de Hotan survient dans un contexte où le souvenir des émeutes meurtrières d'Urumqi du 5 juillet 2009 reste vivace. Des groupes de jeunes Ouïghours s'en étaient pris avec une sauvagerie extrême à la population Han, tuant au hasard près de 150 personnes au cours de razzias d'une grande violence qui avaient suscité, en retour, des représailles de la population Han où plus d'une quarantaine de Ouïghours furent assassinés. (Lire notre article)
La répression qui suivit fut brutale et indiscriminée. N'ayant pas faibli depuis 2 ans, elle installe dans toute la province une atmosphère pesante de harcèlement policier où de nombreux suspects accusés de terrorisme disparaissent sans laisser de traces.
Selon les organisations internationales de droits de l'homme, à la suite des émeutes de 2009, plusieurs milliers de personnes ont été arrêtées, dont 26 condamnées à mort. Parmi elles 9 - 8 Ouïghours et 1 Han - ont été exécutées dès novembre 2009. A la fin 2009, le nombre total des exécutions capitales aurait atteint 17. Les communications par portables avec le Xinjiang sont restées difficiles jusqu'en février 2010, tandis que l'accès internet n'a été complètement rétabli qu'en mai 2010.
Il est vrai que l'irrédentisme de la province, sur fond ethnique et religieux qui motive la répression est une réalité. Prenant racine dans les origines culturelles kazakhes, tadjikes et turques, à forte empreinte islamique, il s'est plusieurs fois exprimé dans l'histoire récente, depuis la révolte de Yakub Bey sous les Qing, jusqu'aux deux éphémères Républiques Indépendantes du Turkestan Oriental pendant le règne de Tchang Kai Chek.
Mais aujourd'hui sa capacité de subversion reste faible face au très dense réseau de contrôle policier et paramilitaire déployé par Pékin, et en l'absence d'une unité des mouvements rebelles, sans chef charismatique et sans appuis extérieurs significatifs.
Les efforts de développement ne réduisent pas le talon d'Achille de la fracture culturelle.
Il reste que pour Pékin subsiste une fragilité de taille. L'incompréhension et les rancœurs culturelles entre les Han agnostiques de plus en plus nombreux - plus de 40% des habitants de la province, contre 8% en 1949 -, maîtres des pans les plus modernes de l'économie et de l'exploitation des ressources - pétrole, charbon, énergie éolienne - et les Ouïghours, dont le rapport au temps, à la religion, à la société et à l'entreprise est radicalement différent.
Les fractures pèsent toujours sur l'équilibre social et politique. Elles sont encore avivées par les maladresses et les désinvoltures récurrentes de l'administration chinoise locale et de la police qui n'hésite pas à ouvrir le feu sur les manifestants ou, selon Amnesty International, à exécuter sommairement des prisonniers sans jugement et à abattre les familles de suspects.
Elles restent béantes en dépit des efforts de développement et d'intégration consentis par le pouvoir central en échange d'une allégeance des élites ouïghours. En mai 2010 le Bureau Politique a doté cette stratégie de l'équivalent de 200 Mds d'€ de fonds publics pour le 12e plan quinquennal, affectés essentiellement à l'administration, aux services publics, à l'éducation, à la santé, à l'agriculture et aux infrastructures.
Une proportion grandissante de Ouïghours bénéficie de ces efforts. 20% des nouvelles générations jouent en effet la carte de l'intégration, fréquentent les universités hors de la province et prennent leur distance avec les modes de vie traditionnels. Même s'ils n'adhèrent pas complètement au message progressiste du Parti et regrettent l'absence de libertés politiques, ils se méfient aussi du radicalisme islamique. Comme les Hui, musulmans modérés non turcophones, ils sont opposés à une improbable indépendance qui, disent-il, ferait reculer la société vers un obscurantisme religieux.
Mais le fait est que la stratégie de développement qui a réussi à hisser le PNB par habitant d'Urumqi à 50% de celui de Shanghai et au double d'Almaty, de l'autre côté de la frontière kazakhe, laisse encore sur le carreau près de 8 millions de Ouïghours, qui parlent mal le Chinois, se sentent méprisés par les Han et restent en marge de la croissance, dont les fruits sont mal redistribués.
Une masse de population qui ne fait certes pas une majorité, mais constitue un terreau fertile, nourri de frustrations, moteur des révoltes récurrentes et, éventuellement, réceptif aux thèses subversives. Sa capacité de nuisance serait dangereusement multipliée si la pratique des attentats suicides parvenait à faire des émules dans la province. Pékin en a bien conscience.
C'est la raison pour laquelle le Régime développe depuis 15 ans des relations suivies avec l'Asie Centrale par le biais de l'Organisation de Coopération de Shanghai, non seulement pour ses approvisionnements en hydrocarbures, mais également pour le contrôle avec Moscou et les états membres des mouvances terroristes présentes dans la région.
Avec l'Afghanistan, autre foyer sensible de la mouvance terroriste internationale, Pékin n'a cessé de cultiver ses liens politiques et économiques, y compris avec les Talibans après leur prise de pouvoir en 1996. Après une éclipse à la suite du 11 septembre 2001, les relations ont repris de plus belle dès 2006, au point que, dans l'Hindou-Kouch, les intérêts chinois, également appuyés par Islamabad, paraissent aujourd'hui habilement balisés quelles que soient les hypothèses de l'après ISAF.
Il est clair qu'une des raisons de l'activisme tous azimuts de Pékin dans la zone renvoie à la volonté du Régime de tenir à distance le radicalisme islamique.
Le Xinjiang (新疆) en bref.
Superficie : 1, 6 Millions de km2. Plus grande province de Chine, elle borde la Russie, la Mongolie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, l'Inde, l'Afghanistan let e Pakistan. Moins de 5% de la province, occupée par le désert du Takla-Makan et des chaînes de hautes montagnes, est habitable.
Population : 21,8 millions (+ 10% par rapport à 2002). Ouïghours 45%, Hans 41%, Kazakhs 7%, Hui 5%, Kirghizes 0.9%, Mongols 0.8%, Dongxiang 0.3%, Tadjiks 0.2%. Densité : 13 hab/km2.
Ressources et industrie : Pétrole (2e bassin de production de Chine avec 30 millions de tonnes/an), gaz, charbon, minerai de fer, métaux non ferreux, coton. Industrie chimique, textiles, raffineries.
Economie - Développement humain : PNB : 62,6 Mds de $ (+ 100% entre 2004 et 2009). PNB moyen par habitant 3000 $ (moyenne chinoise 4380 $/hab). Le sud de la province, composé à 95% de populations non Han, a un PNB par hab 2 fois moindre. Le taux d'illettrés est également 2 fois plus important dans la région de Hotan - Kashgar que dans celle d'Urumqi.
Selon le gouvernement la scolarité de 9 ans est gratuite et le taux de fréquentation est de 90 %. Un effort particulier a été consenti pour les zones rurales où on été installés des pensionnats fréquentés par les enfants des minorités ethniques paysannes. Une politique de « discrimination positive » favorise l'éducation supérieure des minorités.
L'espérance de vie moyenne est de 72 ans. L'infrastructure médicale a été considérablement améliorée depuis 1949. (21 médecins et 36 lits d'hôpital pour 10 000 hab).
Infrastructure : La province compte 15 aéroports et 147 000 km de routes qui relient la région à l'Asie Centrale, au Gansu et au Pakistan par Kashgar et le col de Kunjerab. La province est aussi connectée au reste de la Chine par la voie ferrée Urumqi - Lanzhou. En 2009 a été ouverte la ligne Urumqi - Jinghe (près de la frontière Kazakhe), 450 km. Une ligne Kashgar - Hotan (488 km) a été inaugurée le 28 juin 2011. Le trajet entre Hotan et Urumqi via Kashgar (2073 km) dure entre 34 et 37 heures. Une voie TGV est en construction entre Urumqi et Lanzhou.
Histoire récente : 1755 l'empire Qing détruit les tribus Dzungars, massacre un million de personnes et annexe le Xinjiang. 1755 - 1830 : colonisation autour d'Urumqi par les fermes d'état. A partir de 1850 résistance des populations musulmanes contre les « infidèles ». Massacres de colon Hans.
En 1865 - 1870, Yakub Bey, ancien seigneur de Tachkent, pénètre au Xinjiang par Kashgar venant de l'actuelle Asie Centrale et conquiert la presque totalité de la province. 1884, les Qing reprennent la province et la baptisent Xinjiang. 1911, chute du système impérial.
1933, création de la république indépendante du Turkestan Oriental au sud-ouest de la province. 1934, Tchang Kai Chek reprend le contrôle de Kashgar et détruit l'armée du Turkestan Oriental. Mais, à partir de 1937 la province tombe sous l'influence de l'URSS par le biais de Sheng Shi Cai seigneur de la guerre qui contrôle le Xinjiang avec l'aide des Russes jusqu'en 1944.
1944 : Création, avec l'aide de Moscou, de la 2e République dite autonome du Turkestan Oriental. 1949, la RPC reprend le contrôle de la province. 1955 le Xinjiang devient province autonome. 1964, première explosion nucléaire chinoise sur le site du Lop Nor à 400 km au sud-est d'Urumqi.
Troubles ethniques depuis 20 ans.
Mai 1989 : Emeutes à Urumqi. Les étudiants ouïghours mettent le feu aux voitures particulières et attaquent les locaux du gouvernement pour protester contre la publication d'un livre sur la vie sexuelle des Musulmans.
Avril 1990 : Emeutes de Baren, au sud-ouest de Kashgar, pour protester contre la fermeture d'une mosquée. Appels au Djihad et intervention de l'armée. Bilan entre 20 (source officielle) et 50 morts (selon Amnesty International qui précise que plus d'une vingtaine de manifestants auraient été tués alors qu'ils s'enfuyaient) et 5000 arrestations et mises en accusation pour terrorisme.
Mars 1993 : Manifestation anti-nucléaires sur le site du Lop Nor. Un millier de manifestants pillent le site, mettent le feu à des chars et des avions et dérobent des explosifs. Bilan inconnu.
Février 1997 : Emeutes de Yili (500 km à l'ouest d'Urumqi près de la frontière kazakhe). Heurts avec la police le dernier jour du Ramadan. 9 morts officiellement déclarés. Plusieurs centaines selon d'autres sources. La ville est quadrillée par la police et l'armée et fermée pendant 2 semaines.
23 mars 2008 : Emeutes à Hotan après la mort dans les locaux de la police d'un riche commerçant ouïghour. Bilan inconnu.
5 mai 2008 : Explosion d'un bus à Shanghai. 3 morts. Le Parti Islamique du Turkestan revendique l'attentat.
21 juillet 2008 : Explosions dans 2 bus de Kunming. 2 morts. La revendication par l'ETIM a été contestée par les autorités chinoises.
4 août 2008 : Incident avec la police près de Kashgar. Versions divergentes. (Cf. article).
10 août 2008 : Explosions et tirs autour des locaux de la police et des bâtiments gouvernementaux de l'Oasis de Kuqa. 12 morts, dont 10 assaillants.
12 août 2008 : Attaque au couteau contre des vigiles à Yamanya, 30 km à l'est de Kashgar. 3 morts.
28 août 2008 : Attaque d'un groupe de policiers par 6 Ouïghours armés de couteaux à Qizilboy district de Payzawat, à l'est de Kashgar. 2 tués parmi les policiers et 2 blessés graves.
5 juillet 2009 : Emeutes d'Urumqi. (Cf. article). La cause des émeutes serait liée à un incident mettant en cause des travailleurs Ouïghours dans la ville de Shaoguan, province de Canton, où plusieurs ouvriers ouïghours auraient été battus à mort par des Hans après le viol de 2 stagiaires Han. Les tensions à Urumqi auraient éclaté après que les Ouïghours de la capitale du Xinjiang aient visionné le film du lynchage d'un ouïghour transmis par internet.
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