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vendredi 21 mars 1997

La révolte étouffée des Ouïghours.


A partir d'informations recueillies au Kazakhstan, retour sur les émeutes de février.


Son visage se crispe au moindre bruit suspect. La casquette enfoncée au ras des sourcils, «Anayat» sursaute au milieu de la conversation, qui se déroule pourtant dans une maison «sûre» de la capitale kazakhe, lorsqu'un des hôtes ouvre la porte de manière un peu intempestive" Malgré la peur, il est d'accord pour livrer son témoignage, mais sans dévoiler son nom véritable, ni son âge. «Après ce que j'ai vu, je les sais capables de tout», dit ce commerçant ouïghour originaire de la région de Yining. Frontalière du Kazakhstan, la ville chinoise de Yining (Kuldja en ouïghour) a été début février le théâtre d'une émeute sanglante opposant les populations ouïghoure et han (Chinois de souche). Ces heurts interethniques, les plus graves depuis les années 60, paraissent de nature à affecter durablement les relations tendues entre les populations locales ouïghoures et les Chinois, pour la plupart des colons fraîchement débarqués des provinces de l'intérieur. Attentats. Yining (300 000 habitants), soumis depuis à un couvre-feu, est fermé aux observateurs étrangers. Tout journaliste s'y rendant risque l'arrestation et l'expulsion. Le gouvernement du Xinjiang a fait état de 10 morts et de 132 blessés. Un bilan très irréaliste aux dires de ce témoin direct rencontré par Libération. L'émeute antichinoise de Yining, qui a duré plusieurs jours, aurait fait initialement au moins une centaine de morts, voire bien davantage. Le nombre des victimes a ensuite grossi, de nombreux suspects arrêtés ayant été exécutés ou torturés à mort par la police (composée surtout de Han, mais aussi de Ouïghours) et l'armée chinoise. Les trois attentats à la bombe survenus le 25 février dans des bus de la capitale du Xinjiang, Urumqi (9 morts, 74 blessés), ont été présentés par l'une des organisations ouïghoures en exil au Kazakhstan, le Front national uni révolutionnaire du Turkestan oriental (Fnur), comme une «réponse» au «massacre» de Yining .


A la lumière de ce témoignage, recoupé en partie par les informations émanant de plusieurs organisations ouïghoures basées à Almaty, juste de l'autre côté de la frontière chinoise, Libération a tenté de reconstituer le plus fidèlement possible les événements de Yining. Les membres du Parti communiste de cette ville ont été convoqués à une réunion le 27 janvier. Il fut expliqué que, des «éléments criminels ouïghours» se cachant dans la ville, la police allait procéder à une perquisition de toutes les habitations ouïghoures. L'opération a été émaillée d'arrestations arbitraires. Dans la nuit du 3 au 4 février, en pleine fin de ramadan, une patrouille de police arrive pour perquisitionner une mosquée où prient des femmes ouïghoures. Alors qu'ils font évacuer les lieux, les protestations fusent et certaines femmes s'en prennent aux policiers, qui sortent leurs armes. L'un d'eux fait feu avec son pistolet, tuant l'une d'elles. La ville apprend la nouvelle le lendemain. Les Ouïghours, très majoritaires à Yining, se massent en trois groupes, qui convergent alors devant le commissariat central. Là, ils brandissent trois banderoles rédigées en ouïghour: «Il n'y a pas d'autre Dieu qu'Allah et Mohammed est son prophète», «Libérez les gens arrêtés», «Pourquoi s'en prendre uniquement aux Ouïghours». La police se déploie pour protéger le bâtiment officiel. Elle charge tout d'abord à la matraque, puis fait donner le canon à eau, sans parvenir à disperser la foule. Dans la soirée, alors que le flot des manifestants ne cesse de grossir, les policiers sortent leurs fusils automatiques. Les manifestants, surexcités, renversent alors plusieurs véhicules et cassent des vitrines. Les pierres volent. La police ouvre le feu. La chaîne locale diffusera plus tard des images des manifestations ­ une tactique classique visant à effrayer les participants potentiels, qui peuvent être reconnaissables sur les images ­ en précisant que 40 personnes ont été tuées, 39 Han et une jeune fille ouïghoure, «tuée par ricochet»" Le 6 février, craignant que les paysans ouïghours des environs viennent prêter main forte aux émeutiers, la police isole totalement la ville, ainsi que les villages environnants. Tous les fonctionnaires et membres du Parti sont mobilisés pour maintenir les barrages à chaque point de passage. Mais s'estimant incapables de contrôler la situation par eux-mêmes, les autorités locales se décident à demander le renfort de l'armée. Corps torturés. Plusieurs milliers de troupes aéroportées chinoises débarquent dans les rues le 7 février. C'est là qu'éclatent les affrontements les plus graves. Des Ouïghours attaquent des soldats chinois, s'emparent de leurs armes et s'en servent contre les militaires, qui répliquent en tirant sur tout suspect. Les Ouïghours s'en prennent aux civils chinois, tuant de nombreuses personnes. Certaines sources ouïghoures, impossibles à corroborer pour l'instant, font état d'un total de 100 morts chinois et 300 morts ouïghours. Des dizaines de milliers de Ouïghours sont arrêtés, le plus souvent pour vérifier leur emploi du temps le jour des manifestations. La plupart sont relâchés, mais souvent dans un piètre état: jambes cassées, bras cassés, visage tuméfié. Beaucoup sont gardés en détention. Dans les jours qui suivent, la police visite les responsables de quartier pour leur demander de visiter les familles de personnes arrêtées pour leur annoncer que leur parent ­ en général un fils ­ est décédé en détention. La police les prie de «faire un travail idéologique» sur ces familles en calmant leur émotion. Mais la plupart des responsables de quartier, refusent de «préparer le terrain». Une dizaine de cadavres tuméfiés sont rendus aux familles, qui s'insurgent à la vue des corps torturés. Par la suite, une douzaine de cadavres, sans doute des suspects torturés, seront enterrés dans une fosse commune dans un cimetière de la ville, que l'armée garde et interdit d'accès.


Disparus. Nombre de témoins évoquent les cellules ou les suspects sont détenus dans de l'eau glacée jusqu'a la ceinture. Aucune nourriture n'est donnée pendant plusieurs jours. Incapable de dormir, interrogés sans relâche, beaucoup se noient au bout de quelques jours. Alors que la police chinoise se refuse à donner des nouvelles des personnes arrêtées, le nombre des «disparus» se chiffrerait par milliers. A l'heure actuelle, Yining est soumis au couvre-feu, de 19 heures à 7 heures. La ville est patrouillée par des groupes de 6 hommes, 3 armés de matraques et 3 de fusils automatiques. Les populations han et ouïghoures se terrent dans une peur mutuelle. «Les choses ne seront plus jamais comme avant, dit Anayat. Comment Han et Ouïghours pourront-ils jamais cohabiter à nouveau?».


Par Romain Franklin sur www.liberation.fr le 21 mars 1997