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mardi 26 avril 2011

Les sacrifiés du nucléaire

Né en 1979, Berik Sysdikow est «l'homme sans visage».
Il tient son neveu sur ses genoux.
Photo Meinrad Schade

Vingt-cinq ans après la catastrophe de Tchernobyl, la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie comptent morts, handicapés et malades. Au Kazakhstan, théâtre de 40 ans d'essais nucléaires russes, les victimes sont légion. Un photographe suisse est allé à leur rencontre.

On l'appelle«l'homme sans visage», mais sa figure est devenue emblématique. Il s'appelle Berik, a 32 ans. Sa face déformée est le témoin des ravages que peut causer le nucléaire. Alors qu'on se souvient aujourd'hui, vingt-cinq ans après ce funeste 26 avril 1986, de la catastrophe de Tchernobyl, ce jeune Kazakh rappelle tous les jours au monde un autre drame: celui des essais nucléaires russes.

Dans le Semipalatinsk, au nord-est du Kazakhstan, les Soviétiques ont durant quarante ans effectué des tests de bombes nucléaires. Quelque 456 explosions atomiques, dont 125 en plein air, ont eu lieu dans cette région entre 1949 et 1989. Une parcelle de steppe de 18 000 km2 en forme de polygone sur lequel les militaires russes ont observé l'effet du souffle atomique sur des maisons, du matériel militaire, tanks, avions, et sur des animaux. Les populations locales ont parfois, mais pas toujours, été évacuées. Mais souvent les paysans revenaient la nuit pour traire leurs bêtes. Le résultat? Un taux de cancer deux fois plus élevé que la moyenne, des nouveaunés difformes, des mutations génétiques, des malformations… Le site a été fermé en 1991 par le gouvernement kazakh, mais, comme il n'est pas clôturé, les habitants y envoient encore paître leurs troupeaux.


2500 FOIS HIROSHIMA

La mère de Berik gardait 700 moutons du sovkhoze de Snamenka avec son mari, dormait dehors dans une yourte avec les enfants, a-t-elle raconté au photographe alémanique Meinrad Schade, auteur des clichés que publie aujourd'hui L'illustré. Deux fois, elle a de ses yeux vu un champignon atomique.

Le premier essai nucléaire russe eut lieu sur le polygone le 29 août 1949. Une bombe de 22 kilotonnes, soit plus que Fat Boy (21 kt), la bombe A qui explosa sur Nagasaki pendant la Deuxième Guerre mondiale.

En 1953, les Soviétiques testèrent la première bombe thermonucléaire et, en 1959, la première bombe à hydrogène de la planète. Un engin inventé par le célèbre physicien russe Andreï Sakharov. En tout, les engins nucléaires explosés dans cette région du Kazakhstan équivalent à 2500 fois la bombe de Hiroshima. Une catastrophe«cent fois pire que Tchernobyl», a estimé Nursultan Nazarbaëv, le président kazakh, jugeant à près de deux millions d'individus la population touchée par les retombées radioactives. Même l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), dont l'objectif statutaire est«d'encourager et de faciliter le développement et l'utilisation pratique de l'énergie atomique à des fins pacifiques», et plutôt habituée à minimiser les effets négatifs du nucléaire (elle ne comptait officiellement que 47 morts et 4000 victimes potentielles de Tchernobyl en 2005), a reconnu que le site de Semipalatinsk présentait de graves risques pour la santé.

Opérées deux fois en Italie et en Allemagne grâce à la générosité de donateurs européens, les excroissances tumorales du visage de Berik repoussent sans cesse. Dans les hôpitaux de Semipalatinsk, on ne compte plus les cas de cancer du côlon, des ovaires, des reins, de la peau, de la thyroïde, les leucémies, les maladies du coeur, les maladies respiratoires… Le père de Berik a d'ailleurs lui aussi succombé à un cancer. Dans le village de Karaul, à 150 km du plan de tir du polygone, les Soviétiques ont volontairement laissé 50 habitants sur place en 1959, les obligeant même à rester dehors. Des tests et prélèvements ont été ensuite réalisés sur ces gens traités comme des cobayes humains. Tous, sauf trois, sont décédés à brève échéance. Longtemps le site a été tenu secret. La ville de Kurchatov, bâtie par les militaires sur le polygone, était une ville interdite, classée secret-défense. En 1965, un essai souterrain creusa un énorme cratère de plus de 400 mètres de large et 100 de profondeur: le lac Chagan était né, rapidement dénommé le lac atomique. Les Russes testaient l'utilisation de bombes nucléaires pour creuser canaux et ports. Aujourd'hui, encore, ses rives sont radioactives, pourtant des troupeaux y paissent.


CYNIQUE RÉALITÉ

Car les Etats ont longtemps minimisé les effets néfastes des explosions nucléaires. Et les Russes ne sont de loin pas les seuls à avoir effectué des essais. Selon les données officielles de l'ONU, les Etats-Unis en ont réalisé 1032, notamment dans le désert du Nevada et sur les îles Marshall, dans le Pacifique. La Russie 715, la France 210, le Royaume-Uni 45, la Chine 45, l'Inde et le Pakistan 5 et la Corée du Nord 2.

A la fin des années 70 déjà, aux Etats-Unis, un cancérologue de l'Utah montrait que les cas de leucémie des enfants nés entre 1951 et 1958 avaient crû de 40% dans l'Etat mormon et plus que triplé dans la région frontière avec le Nevada. En 1954, les Américains font exploser Castle Bravo au-dessus de l'atoll de Bikini, dans les îles Marshall, dans le Pacifique, la plus grosse bombe de tout le programme d'essais américain. L'énergie libérée est 1000 fois plus puissante que l'explosion de Hiroshima. L'atoll voisin de Rongelap n'est évacué que deux jours plus tard. Les militaires parlent d'abord«d'oubli», mais l'ouverture des archives par Clinton en 1994 révèle une bien plus cynique réalité. Les habitants ont été laissés sur place sciemment à fin d'études.«L'habitat des insulaires nous permettra de recueillir des données écologiques très utiles sur les effets des radiations. Nous pourrons suivre les divers radio-isotopes du sol à la chaîne alimentaire jusque dans l'être humain, où nous étudierons leur distribution dans les tissus et les organes…» lit-on dans un rapport de recherche. Evacués fortement irradiés en 1954, les habitants retournent sur leur île contaminée trois ans plus tard. Le résultat, là encore, est dramatique. Des enfants naissent difformes, les maladies se multiplient. Entre 1984 et 1994, le taux de cancers du poumon des îles Marshall est plus de trois fois supérieur à celui des Etats-Unis, les cancers du cerveau six fois plus nombreux, et le cancer du foie quinze fois plus fréquent chez les hommes et quarante fois chez les femmes.


CANCERS RECORDS

Des chiffres vertigineux que l'on retrouve aussi près de l'atoll de Mururoa, site des essais nucléaires français entre 1966 et 1996. Ainsi, une étude publiée en 2010 dans l'International Journal of Cancer montre que la Polynésie française a le taux de cancer de la thyroïde et de leucémie myéloïde chez les femmes le plus élevé du monde. Le taux est quasiment deux fois plus haut que le deuxième sur la liste, près de vingt fois plus élevé qu'en Belgique.

Reste que les Etats ont de la peine à reconnaître leur responsabilité, même si les Etats-Unis ont créé, en 1990, le Radiation Exposure Compensation Act, une loi censée dédommager les victimes des essais dans le Nevada. La France, face aux évidences, a suivi le mouvement à contrecoeur en 2010 seulement avec la loi Morin sur la reconnaissance et l'indemnisation des victimes des essais nucléaires.«Le lien de causalité entre rayonnement et cancer est aujourd'hui clairement établi, largement référencé, remarque le professeur Christine Bouchardy, responsable du registre des tumeurs à Genève, mais il y a une volonté délibérée des Etats d'ignorer ce facteur de risques.»

Même dans le cas plus récent de l'accident de Tchernobyl, les gouvernements peinent à reconnaître les effets du nucléaire. On se souvient du nuage radioactif qui, selon les autorités de l'Hexagone, avait mystérieusement évité la France, ou le bilan officiel de la catastrophe bloqué à 47 décès. Même le secrétaire général de l'ONU Kofi Annan, que l'on ne peut certainement pas taxer d'extrémiste, relevait en 2001 qu'«au moins trois millions d'enfants ont besoin d'un traitement médical, et ce n'est qu'en 2016 au plus tôt que l'on connaîtra le nombre de personnes susceptibles de développer de graves problèmes de santé.» Les 94% des 800 000 liquidateurs chargés du nettoyage de la centrale de Tchernobyl sont malades, plus de 120 000 déjà décédés, un million de personnes seraient mortes de par le monde des suites de la catastrophe, selon une étude publiée par l'Académie des sciences de New York en 2010. Et l'on ne sait pas encore ce que les mutations génétiques réservent.

Berik est aveugle. Maksh Ishakova, 77 ans, aussi. Sa dernière image fut un champignon nucléaire sur le polygone de Semipalatinsk en 1953. Mais que dire de l'aveuglement des nations? Parlera-t-on bientôt des mutants de Tchernobyl? Des damnés de Fukushima? Aveugles, nous le sommes autant que Berik.

Par Frédéric Vassaux le 26 avril 2011, sur www.illustre.ch