Plus de deux semaines après les émeutes qui ont fait 184 morts et 1 600 blessés, la situation reste très tendue à Urumqi. La police a admis avoir tiré sur trois Ouïgours qui menaçaient d’attaquer les forces de sécurité avec des couteaux après avoir lancé un appel au djihad dans une mosquée de la ville. L’ethnie ouïgoure dont le nom signifie unité ou alliance a des origines qui remonteraient aux nomades Ding Ling au troisième siècle avant J.-C. Cette population vit pour la plupart dans la région autonome ouïgoure du Xinjiang qui couvre environ le sixième de la superficie de la Chine. Cette région est délimitée par les monts Altay au nord, le Pamir à l’ouest, le Karakoram, le Altun et le Kunlun au sud. Cet espace a longtemps échappé au domaine impérial chinois. Le spécialiste américain Owen Lattimore a calculé que la Chine n’y a exercé son autorité qu’environ 425 ans sur près de 2 000 ans d’histoire. Ainsi que le démontre Thierry Kelner, le Xianjiang est d’abord appelé «la nouvelle frontière», expression fondée par l’empereur Qianlong en 1768, soit neuf ans après la conquête qui intègre la région à l’Etat chinois et en double ainsi la superficie.
Balayage ethno-historique
Sur le plan ethnique, le Xinjiang de novembre 2000 montre que 59,39% des 19,25 millions d’individus qui composent la population de la région autonome sont sur le plan ethnique et linguistique non Hans. Han qualifie officiellement «les populations ethniquement chinoises». Lors de ce recensement, la population han a été estimée à 7,49 millions d’individus, soit 40,61% du total. Dans les 60% restants, cette région compte une vingtaine de groupes ethniques différents, dont certains très faibles. Le plus important est constitué d’Ouïgours qui représentaient en 1990 environ 47,50% de la population totale de la région autonome et les Kazakhs (7,30% de la population en 1990). Ces deux groupes parlent des langues turques.
En effet, une majorité de la population du Xinjiang est de confession musulmane, soit 61,7% en 1990. Il s’agit des turcophones mais également des Huis qui sont ethniquement Hans mais islamisés. Ces derniers représentaient 4,5% de la population du Xinjiang en 1990. La majorité de la population du Xinjiang est musulmane sunnite de rite hanafite, à l’exception des Tadjiks persanophones qui sont chiites. Thierry Kelner conclut qu’une grande partie de la population de la région autonome entretient une communauté géographique, historique, ethnique, linguistique, religieuse et culturelle avec l’Asie centrale plutôt qu’avec la Chine. L’islamisation de la zone est progressive et commence aux XIe et XIIe siècles avec les Qarakhanides (998-1212), la première dynastie islamique turque. Malgré sa propagation, l’islam affronte un retour du bouddhisme et même du christianisme sous l’influence de la dynastie des Kara Khitaï (1124-1211). Le bouddhisme se perpétue d’ailleurs dans certaines parties de la région jusqu’au XVIe siècle. Depuis 1949, les tensions sont restées latentes au Xinjiang. Ainsi la conscience nationale des groupes ethniques locaux s’est-elle développée tout au long du XXe siècle. C’est ainsi que l’ethnonyme moderne Ouïgour a fait sa réapparition sous l’influence des Soviétiques et s’est popularisé dans la région dans les années 1930. Pour Françoise Aubin, la réappropriation du nom antique d’Ouïgour est un «coup de génie». Nathan Light la qualifie pour sa part d’événement fondateur pour l’identité ouïgoure moderne.
Cette situation géographique a aussi une dimension géostratégique. «Historiquement, le Xinjiang a plutôt été une zone tampon, notamment au moment du schisme sino-soviétique. Mais, aujourd’hui, ce rôle s’est inversé de manière à devenir un pont, pour permettre à Pékin de projeter son influence économique et politique vers les régions adjacentes, en Asie du Sud, en Asie du Sud-Est et au-delà vers le Moyen-Orient, et rattraper la Russie en influence», affirme Thierry Kellner.
Ainsi que le démontre, la non-réaction de la République islamique perse, le Xinjiang sert à établir des liens et à éviter des tensions avec l’Iran. Mais ce n’est pas tout. La zone abrite le plus grand site d’essais nucléaires du monde, le Lop-Nor, 100 000 km2. Une quarantaine d’essais atomiques ont eu lieu de 1964 jusqu’au moratoire de 1996. Pour finir, le Xinjiang disposerait d’une sorte de ville secrète, Malan, qui abrite un institut de recherche en physique nucléaire et qui aurait été utilisée comme une base nucléaire cachée. Avec l’indépendance des républiques d’Asie centrale, la population han arrive, suivie de l’institutionnalisation de la langue chinoise. Une disparité économique s’installe avec l’exploitation des ressources du Xinjiang au profit des seuls Hans.
Pour contenir la contestation, Pékin lance en 1999 une ambitieuse campagne visant la promotion de la religion musulmane à travers une série d’encyclopédies rédigées en langue chinoise, expliquant le Coran, ses doctrines et ses principes. Des associations religieuses et les neuf collèges islamiques ont été associés mais l’organisme gouvernemental en a assumé le contrôle. En parallèle, affirme l’Association islamique chinoise (autre organisme étatique), le gouvernement a restauré près de 30 000 mosquées depuis la fin de la révolution culturelle dirigée par 40 000 imams à qui on a toujours reproché le faible niveau d’instruction. Le second problème est que cette politique de promotion et de défense de l’islam s’est concentrée dans le centre, la région autonome du Ningxia Hui où 2 400 mosquées ont été ouvertes et 2 900 imams mobilisés. Rien ou presque n’a été fait dans l’extrême Nord-Ouest. Cette politique classique d’«islamisation par le haut» poursuit plusieurs objectifs. Pékin tente, en premier lieu, de corriger la réputation qui est la sienne au sujet de sa gestion de la communauté musulmane. Même si l’islam est officiellement reconnu, et les droits de pratiquer un rite protégé par la Constitution, le gouvernement est souvent accusé d’être centraliste et xénophobe à l’égard des minorités en général et des musulmans, en particulier. L’empire du Milieu est, rappelons-le, constitué de 56 groupes ethniques mais les dirigeants appartiennent, traditionnellement, aux Hans, le groupe majoritaire.
L’importance du Xinjiang
Depuis 2008, le Xinjiang est devenue la seconde région productrice de pétrole du pays, avec 27,4 millions de tonnes de brut par an, soit un million de tonnes de plus qu’en 2007. IL assure près de 14% de la production domestique nationale. Sinopec, premier raffineur d’Asie, compte doubler sa production en passant de 5,36 millions de tonnes en 2007 à 10 millions de tonnes, en 2010.
Le Xinjiang fournit également un tiers de la production nationale en gaz naturel, avec 24,1 milliards de mètres cubes par an. PetroChina, numéro un chinois de l’énergie, entend doubler ce chiffre d’ici à 2020, pour, notamment, l’acheminer jusqu’à Shanghai grâce au premier gazoduc traversant le pays, construit en 2005.
Autre matière première indispensable à la Chine : le charbon. Première productrice de charbon de la République de Chine, le Xinjiang concentre 40% des réserves nationales. Quatrième ressource stratégique : l’uranium. En février 2008, des géologues ont trouvé le plus grand gisement d’uranium du pays (10 000 tonnes), dans le bassin de Yili. Jusqu’aux années 1990, ces ressources étaient encore peu exploitées, à cause de l’éloignement de la région et du manque d’infrastructures. Le Xinjiang, résume Pierre Picquart, est en quelque sorte l’équivalent du Far West américain, comme une succursale de développement économique de la Chine. «Après avoir développé les zones côtières, Pékin veut développer les zones reculées, ce qui est un pari politique», ajoute l’expert. Le régime chinois en a, par ailleurs, fait une région très riche en énergies renouvelables : un cinquième de l’éolien est produit dans les parcs de Dabancheng. Le Xinjiang recèle, également, pas moins de 138 sortes de minerais, selon les chiffres officiels. On y trouve ainsi : cuivre, plomb, zinc, mais aussi de nombreux métaux précieux (or, argent).
L’importance géopolitique
Les ressources propres à la région ne sont pas les seuls atouts. La région est frontalière de l’Afghanistan et des ex-républiques musulmanes de l’ex-URSS, à savoir le Kazakhstan, le Tadjikistan, et le Kirghizstan enclavés. Avec le début de la construction de l’oléoduc sino-kazakh qui relie Atasu (centre du Kazakhstan) à Alashankou (à l’ouest de la Chine), en 2007, Pékin a réussi à renforcer son indépendance énergétique vis-à-vis du pétrole moyen-oriental. L’autre très grand projet concerne le gazoduc, reliant le Xinjiang aux champs gaziers turkmènes, au Kazakhstan et peut-être même à l’Ouzbékistan, qui devrait être opérationnel d’ici à 2010. Le Xinjiang est devenu une zone de raffinage d’industrie pétrochimique.Un dernier élément mérite d’être signalé car relevant lui aussi de l’importance de la région. Il s’agit de l’ampleur de la consommation et, surtout, du trafic de drogue.
Il semble qu’à la faveur de la guerre en Afghanistan, l’héroïne ait envahi le nord de la Chine au point que le district musulman de Guanhe, dans la région autonome du Ningxia, est devenu la deuxième plaque tournante de l’héroïne en Chine, après le Yunnan.
Le pavot est cultivé au Gansu, province voisine du Ningxia, par la communauté Hui pour des buts originellement pharmaceutiques. Des responsables religieux locaux ont dénoncé les dérives de cette culture et les trafics qui en découlent. Des condamnations à mort ont même été prononcées et exécutées à l’encontre de contrebandiers. Moins sévères sont les amendes de 500 renmibis que les Ouïgours sont astreints à payer par pied de chanvre indien cultivé. Mais c’est surtout la proximité du Pakistan, de l’Afghanistan, du Tadjikistan, du Kirghizistan et du Kazakhstan qui accroît la fragilité du nord de la Chine et son exposition au commerce du pavot. S’ils ne sont pas partie prenante dans le trafic de drogue, ces pays sont tous concernés par un trafic dont l’ampleur s’est multipliée. Or, le renforcement de sa surveillance au niveau de la frontière orientale (l’Iran), a contraint les talibans à exploiter d’autres voies d’exportation.
Une crise aux dimensions internationales
Le conflit dans le Xinjiang a rapidement dépassé les frontières de la Chine et pas seulement au niveau de la couverture médiatique et des réactions de la communauté internationale. La dernière évolution en date est l’implication d’Al Qaïda. En rapport avec cette sortie, un communiqué du réseau terroriste a mis en garde les Chinois présents dans la Maghreb. Des menaces relevées en premier lieu le 13 juillet par un rapport d’un cabinet londonien spécialisé, Styrling Assynt, qui cite «une activité accrue sur le Net parmi les jihadistes actifs». Quant aux menaces évoquées dans des forums appelant la branche de l’AQMI à venger les Ouïgours, elles sont appréhendées avec la plus grande prudence. Selon un ancien agent d’un service secret occidental, «il faut savoir que les services ont créé au moins 28 000 forums. Tous les services : CIA, DGSE, MI6 (britanniques), les Saoudiens. Le but était de faire venir des gens dessus et de les identifier. Du coup, vous ne pouvez plus savoir qui est derrière, et pourquoi, et comment». Les services de renseignements de tous les pays susceptibles d’être visés par l’islamisme radical ont constitué des cellules de veille et de surveillance d’Internet. La Chine a, toutefois, choisi de prendre au sérieux ces menaces. L’ambassade de Chine à Alger a prévenu ses ressortissants de «prendre des mesures de précaution supplémentaires». Environ, 50 000 Chinois travaillent en Algérie. L’un d’entre eux, l’ingénieur Chen Sui, a déclaré au quotidien Global Times qu’il regrettait que les autorités algériennes n’aient pris aucune mesure visant «à protéger spécifiquement les intérêts chinois» alors qu’il y a trois semaines, l’AQMI a revendiqué l’assassinat de 24 gardes algériens chargés d’assurer la sécurité d’ingénieurs chinois.
Plus proche, la réaction de la Turquie a, elle aussi, suscité de nouvelles tensions, Pékin ayant très mal réagi aux accusations du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, disant que les Ouïgours du Xinjiang étaient les victimes d’«une sorte de génocide». La presse chinoise a répliqué en rappelant à Ankara que les Turcs s’étaient, eux, rendus coupables d’un génocide contre les Arméniens, qu’ils réprimaient l’insurrection kurde du PKK.
La Chine a aussi dénoncé les «rêves» de l’idéologie «panturque». Selon le Milliyet, les dirigeants turcs soufflent à la fois le chaud et le froid, adoptent vis-à-vis de la Chine des positions incohérentes. Ainsi, une heure à peine après avoir réclamé un boycott de la Chine, le ministre du Commerce et de l’Industrie turc se rétracte. Alors que le ministère des Affaires étrangères venait d’insister sur l’importance des relations avec la Chine, le Premier ministre Erdogan a accusé Pékin de pratiquer «une sorte de génocide» à l’encontre des Ouïgours. L’Iran voisin a choisi de ne pas réagir, privilégiant et préservant les relations avec la Chine. C’est donc Nasser Makarem Shirazi, un grand ayatollah, qui est monté au créneau, reprochant aux autorités de Téhéran de rester silencieuses après les émeutes au Xinjiang.
Rappelons que la Chine est le principal partenaire commercial de l’Iran. En 2008, elle a représenté 14,3% des exportations vers l’Iran et ses importations en provenance de la République islamique ont atteint 14,4%. De plus, Pékin continue de soutenir Téhéran dans le dossier du nucléaire. Les termes de l’équation sont dans ce cas comme dans tous les autres, une évaluation des risques d’une condamnation claire par rapport à l’importance des relations bilatérales. La conclusion ne souffre d’aucun doute.
Le Xinjiang ou «la nouvelle frontière» : quelques repères
Nom officiel : Turkestan oriental Capitale : Urumqi (1 million d’habitants)Situation géographique : à l’ouest, la frontière est délimitée par la Russie et la crête occidentale du Tianshan et du Pamir. Le nord borde le Kazakhstan et la Mongolie, et comprend les lacs saumâtres, de la Dzoungarie. Au nord-est et au sud s’étendent 300 000 km2 de sables. Le flanc sud du Xinjiang est adossé à la haute muraille himalayenne du Karakoram (K2, 8 611 m) au sud-ouest et au rebord des hauts plateaux du Tibet, au sud.Superficie : 1,647 million de km2Au Turkestan chinois et dans les provinces alentour vivent : Ouïghours (+/- 6M), Kazakhs (+/- 1M), Kirghiz (+/- 100000), Tadjiks, Turkmènes, Ouzbeks (+/- 100000). Population musulmane en dehors du Turkestan oriental : +/- 8 millions de Chinois islamisés vivent dans la région du haut fleuve Jaune, en plus des Huis, Tatars, Ouzbeks, Dongxiangs, Salars et Bonans Population non musulmane : +/- 6 millions de Hans, officiellement athées mais appartenant, en réalité, aux traditions confucianiste et taoïste. Influences culturelles et religieuses : turcophones, et sunnites hanafites, pour la plupart. Régime : communiste, sous l’autorité directe de Pékin Importance politique : théâtre pour les essais nucléaires, ancienne Route de la soie. Des tracés visant à désenclaver les républiques d’Asie centrale
Par Louisa Aït Hamadouche
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