En plus de cinq siècles d'histoire des Kazakhs, la question de la terre au sein de cette société nomade a toujours été au centre des débats. Mais lorsque, au début du XXe siècle, le pouvoir colonial russe a engagé la réforme agraire de Stolypine en profitant des steppes kazakhes, le problème est devenu crucial. Pour les Kazakhs, qui n'étaient pas encore sédentarisés, il s'agissait de survivre et de perdurer en tant que peuple à part entière. Après l'instauration forcée du communisme soviétique au Kazakhstan, malgré le slogan officiel qui proclamait "La terre aux paysans", la question a été renvoyée à des jours meilleurs. Subitement le régime communiste a disparu [en 1991], laissant au pauvre Kazakhstan désormais indépendant le soin de trancher ce noeud gordien. Le régime évanoui a aussi légué en héritage une élite politique constituée par l'ancienne nomenklatura, qui n'a aucune envie d'assumer ses responsabilités et de satisfaire la revendication la plus essentielle et la plus sensible des Kazakhs.
La loi sur la terre adoptée en 2005, qui prévoit la possibilité de la vendre en propriété privée, en témoigne. Très impopulaire, elle a soulevé une vague d'indignation dans toute la société, et une pétition contre elle a recueilli plus de 1 million de signatures. Tout cela n'a abouti qu'à des représailles cruelles : l'ex-ministre de l'Agriculture et ancien akim [gouverneur] de la région de Kostanaï, considérée comme le grenier à blé du pays, Baltach Tursumbaev, président du comité qui avait lancé la pétition, a vu sa voiture incendiée. Les chefs de l'opposition avaient alors déclaré que c'était sur ordre du palais présidentiel d'Akorda [à Astana].
A ce jour, nous ne nourrissons même pas notre propre population
Ensuite, près de 400 km2 de terres kazakhes ont été cédées à la Chine. Enfin, le ministère de l'Agriculture a déclaré que le pays était prêt à fournir plus de 35 000 km2 de terre agricoles (soit une fois et demie la superficie de l'Etat d'Israël) à des investisseurs étrangers, ce qu'a confirmé le vice-ministre, Arman Evniev. L'an dernier, son administration avait identifié des exploitants prêts à proposer leurs terres à des investisseurs étrangers afin que ceux-ci y installent leurs entreprises ou des sociétés mixtes, ou encore investissent dans des entreprises existantes afin d'exploiter ces terres. Au Kazakhstan, les terres appartiennent encore à l'Etat, "moins de 1 % sont à des propriétaires privés, tout le reste est loué pour des durées moyennes ou longues", en général quarante-neuf ans. Plus de 3,5 millions d'hectares non cultivés pour diverses raisons avaient été repérés dans dix régions kazakhes, surtout celles du Nord, de l'Ouest et de l'Est.
Selon Baltach Tursumbaev, céder des terres agricoles à des étrangers porte "atteinte à la souveraineté du secteur agricole du Kazakhstan". "Historiquement et pratiquement, nous sommes un pays agricole, explique-t-il. Pourtant, à ce jour, nous ne nourrissons pas notre propre population." Selon le ministère de l'Agriculture, nous importons en effet jusqu'à 40 % du lait consommé, 29 % de la viande et environ 43 % des fruits et légumes que nous mangeons.
De plus, 40 % de la population, à une écrasante majorité kazakhe, vit dans des villages. Si les terres agricoles sont vendues à des étrangers, la plupart des ruraux se retrouveront sans moyen de subsistance. Le Conseil national de sécurité aurait examiné les mesures à prendre pour assurer la sécurité alimentaire de la population - "un objectif stratégique du Kazakhstan pour les dix années à venir", selon le président Noursoultan Nazarbaev. Baltach Tursumbaev est convaincu qu'aucun investisseur européen ne se tournera vers le Kazakhstan, les conditions d'exploitation des terres y étant trop différentes. D'autant que les pays européens préfèrent subventionner leur agriculture. Bref, les terres agricoles kazakhes n'intéressent sans doute personne d'autre que des "investisseurs" chinois.
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