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jeudi 24 mars 2011

Routes, hôpitaux, écoles : le délabrement de l'Asie centrale

Lentement mais sûrement, les infrastructures physiques et humaines d'Asie centrale sont en train de se désagréger. Routes, centrales électriques, hôpitaux, écoles et la dernière génération des spécialistes, formés par les Soviétiques, qui ont maintenu ces infrastructures en état, ne seront bientôt plus qu'un souvenir. L'équipement est usé, le personnel proche de la retraite, sinon mourant.

Après l'indépendance, les gouvernements ont fait trop peu d'efforts pour maintenir ou remplacer les différents services. Les fonds alloués à ces fins ont été allègrement détournés par la corruption. Plusieurs manifestations ont dénoncé cette situation, et un gouvernement en a déjà fait les frais.

Tous les pays de la région ne sont pas affectés de la même manière. Mais le Kirghizstan et le Tadjikistan, les deux plus pauvres, sont déjà dans une situation dramatique. Leurs propres spécialistes prédisent que dans les prochaines années, il n'y aura plus de professeurs pour s'occuper des enfants, ni même de médecins pour s'occuper des malades.


Des coupures de courant de douze heures

Chaque hiver, dans la campagne du Tadjikistan, des coupures de courant de plus de douze heures sont désormais une tradition. Les experts des deux pays redoutent le scénario, de plus en plus probable, d'une panne catastrophique des systèmes, spécialement dans le secteur de l'énergie.

A moins d'un changement radical des politiques, les voies de communication seront dans le futur en ruines tandis que les écoles et les institutions médicales seront gérées par des pensionnés ou par une nouvelle génération de professeurs, médecins et ingénieurs qui auront acheté leurs diplômes.

Les problèmes seront exacerbés par les vulnérabilités politiques profondes des deux pays, avec un autocrate vieillissant et un vent de révolte qui se lève au Tadjikistan, tandis que l'Etat kirghiz sera dangereusement affaibli.

L'Ouzbékistan et le Turkménistan suivent la même voie. Faute de données fiables ou simplement disponibles, il est difficile d'évaluer leur situation. Les déclarations publiques, exagérément optimistes, n'ont aucun lien avec la réalité.

Bâtir des hôpitaux avec des façades revêtues de marbre, comme le fait le Turkménistan, ou tenir des discours fantaisistes sur la prospérité de l'Etat ouzbek n'apportent aucune solution aux problèmes des pays.

Même le Kazakhstan, le seul pays de la région qui soit encore fonctionnel, risque de voir ses infrastructures sévèrement mises à mal, et spécialement dans le secteur du transport et de la formation de son personnel technique. Tous ses rêves de diversification économique et de modernisation devront tenir compte de cette éventualité.


Un manque de coopération entre ces cinq pays

Ces cinq pays, lorsqu'ils faisaient partie de l'Union soviétique, étaient étroitement maintenus dans un système unique, et tout particulièrement dans les secteurs de l'énergie et du transport. A la fin de l'ère soviétique, ces interdépendances ont été difficiles à dénouer et de nombreux déséquilibres en sont issus. Désormais, il y a peu de coopération entre eux, ce qui aggrave la situation actuelle.

La fin de la sécurité sociale a profondément affaibli l'éducation et les soins de santé. Les gouvernements dans toute la région ont pêché par opportunisme et naïveté : ils ont agi comme si l'héritage soviétique durerait éternellement. De plus, les fonds versés pour les réformes, l'éducation, les formations et la maintenance ont été mal utilisés et bien souvent inefficaces.

Les conséquences sont trop profondes pour être ignorées. La rapide détérioration des infrastructures va augmenter la pauvreté et le fossé avec l'état va se creuser. Faire disparaître les services de base, c'est donner des armes politiques à des leaders islamistes. Ceux-ci possèdent déjà une sérieuse influence dans beaucoup des Etats d'Asie Centrale, et pourrait profiter de la situation pour étendre leurs réseaux.

Le développement économique et la réduction de la pauvreté vont devenir un rêve lointain : les Etats les plus pauvres seront plus que jamais dépendants de l'exportation du travail. La colère contre le brusque déclin des services de base a joué un rôle significatif dans les troubles qui ont mené au renversement du président kirghiz Kurmanbek Bekiyev en août 2010. Cette colère pourrait se transmettre prochainement dans d'autres pays, notamment le Tadjikistan.

La situation d'un pays pourra avoir un impact délétère sur ses voisins. La vague de polio de 2010 au Tadjikistan a requis des campagnes d'immunisation à grande échelle chez les voisins kirghiz et ouzbèk. On a rapporté des infections jusqu'en Russie.

De même, l'Asie Centrale pourrait être affectée négativement par ses voisins : le déclin progressif de son infrastructure coïnciderait probablement avec une instabilité accrue en Afghanistan, avec un impact possible sur les insurrections.


Des changements à l'opposé des comportements des leaders politiques

Des solutions pour éviter la chute des infrastructures existent. Le problème fondamental, c'est que ce sont les élites au pouvoir qui détiennent les clés pour appliquer ces solutions, et qu'elles seront probablement contre leur application. Il s'agirait rien de moins que d'un rejet total des valeurs et des comportements des leaders régionaux.

Ils devront purger la corruption qui sévit à tous les échelons du pouvoir, et cesser d'utiliser les ressources des pays pour leur propre fortune personnelle, ou celle de leur famille. Ils devront créer une méritocratie, avec un salaire décent qui permettrait aux officiels de ne plus dépendre de la corruption pour vivre.

Tous ces changements sont si éloignés de la réalité actuelle que les gouvernements étrangers et les bailleurs de fonds pourraient les prendre pour des utopies. Mais sans changement par le haut, le risque s'accroit d'un changement chaotique depuis le bas.

Les bailleurs de fonds ne font rien pour prévenir un tel scénario. Leur prudente approche semble guidée par le désir de ne pas froisser les gouvernements, plutôt que d'utiliser les leviers financiers disponibles qui pourraient avoir un réel impact. L'argent déboursé sert souvent à remplir des plans annuels stratégiques ou avancer ses pions sur des intérêts géostratégiques.

Les bailleurs de fonds n'ont fait aucun effort pour avancer un front uni et forcer la réalisation de réelles réformes. Sans leur participation, le statu quo pourrait abattre des régimes affaiblis et créer un avenir incertain dans l'une des régions les plus fragiles du monde.

Par Paul Quinn-Judge, publié sur www.rue89.com le 9 mars 2011

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